Des histoires vraies comme celle contée ici, il y en a plein d'autres
en France. Mais ce dont il faut
être sûr, c'est que si cette histoire-là se finit bien, c'est qu'à l'époque,
les entrepreneurs n'étaient pas des pigeons.
L. avait 24 ans et son père entrepreneur venait de décéder.
Il était étudiant en économie de la robotique à l'université de Tokyo, boursier
du gouvernement japonais, insouciant, plein d'avenir. Ses parents étaient venus
le voir pour Noël au Japon. Et puis le 28 décembre catastrophe : son père meurt
d'une crise cardiaque en moins de cinq minutes en plein Tokyo, à 65 ans.
Une journée après la mort de son père, sa décision était
prise ; L. abandonnait ses études pour revenir en France et diriger
l'entreprise que son père avait recréée à 58 ans après avoir été ruiné en
perdant le contrôle de sa société précédente (45 personnes).
Son père s'était battu comme un dingue pour la développer.
Après sept ans, elle employait dix personnes, dont deux ingénieurs et, pour
dire les choses simplement, tout l'avenir financier de la famille en dépendait.
Pour milles et une raison, L. s'est très vite aperçu qu'il
était impossible de déléguer la reprise de cette petite entreprise à un tiers qui
serait venu la gérer. Car le seul objectif d'une reprise de cette entreprise
encore très fragile ne pouvait qu'être de la revendre pour assurer l'avenir
financier de sa mère.
Le pari de reprendre cette entreprise était pour le moins
incertain. L. était plus jeune que tous les autres salariés de la société, mais
leur moyenne d'âge était, fort heureusement, assez basse : 32 ans. Et le bras
droit de son père avait à peine six ans de plus que lui. L. n'y connaissait
rien, le challenge était là. Il le percevait comme énorme pour ses épaules
encore insouciantes. Mais il était déterminé à relever le défi : aucun autre
choix n'était viable.
L. s'est plongé dans cette réalité rude qui était en même
temps bien sûr une aventure humaine. Il fallut rassurer les clients, rassurer
les banques, se préparer à une baisse de chiffre d'affaires, apprendre aux
équipes à travailler ensemble en l’absence de son père, apprendre à travailler
avec elles et elles avec L… Il fallut obtenir d'urgence une autorisation de
découvert pour parer à une baisse de l'activité, faire signer les premiers clients,
faire taire les rumeurs négatives propagées par certains concurrents. Il
fallut, ce fut peut-être le plus difficile, s'asseoir dans le bureau de son
père et abandonner, temporairement, mais pour un temps tout de même indéfini,
ses études, son destin propre, pour embrasser des responsabilités qui étaient
si essentielles à la survie de sa famille.
Dans ce malheur L. a eu de la chance : le marché a continué
de se développer et l'entreprise a su saisir cette opportunité. Après trois
mois tous ses clients existants lui maintenaient leur confiance, après six mois
le chiffre d'affaires avait retrouvé le taux de croissance des années
précédentes, après huit mois deux nouvelles personnes étaient recrutées pour
faire face à la demande. Le chiffre d'affaires était bien au rendez-vous et le
taux de croissance accélérait.
Les équipes travaillaient du coup à plein temps et elles
travaillaient bien. Les clients redevinrent satisfaits et, paradoxalement, les
doutes légitimes qu'ils avaient exprimés à voir l'entreprise capables de
continuer à les servir au même niveau d'excellence et de qualité que les années
précédentes s'étaient transformés en une adhésion encore plus forte envers elle
et ses services.
Et un jour, un peu plus d'un an après la mort du père de L.,
les meilleurs concurrents de l'entreprise, la société la plus prestigieuse du
secteur, lui firent une offre d'achat. L. a dû dire fermement non à cette
première offre, car il était clair qu'il pouvait la vendre plus cher. Il fallut
refuser en dépit d'une envie pressante de dire oui, car, L. avait décidé qu'il
ne continuerait pas à la tête de l'entreprise, qu’il voulait reprendre ses
études. Il fallut ensuite reprendre les négociations et obtenir un prix de
cession qui permette à sa famille, à sa mère surtout, de vivre d'une façon
digne et surtout conforme à tous les efforts et sacrifices faits pour créer de
la valeur auprès des clients, créer des emplois et vivre fiers de ne rien
devoir à personne.
Des histoires comme celle de la famille de L., il y en a
plein d'autres en France. Mais ce dont il faut être sûr, c'est que si elle se
finit bien c'est qu'à l'époque, les entrepreneurs n'étaient pas des pigeons.
Quelle motivation de recréer son entreprise aurait poussé le père de L. si celui-ci avait su que les plus values
sur le capital qu'il avait investi dans son entreprise seraient taxées à 60 % ?
Le père de L. avait recréé son entreprise, car, pour ainsi
dire, il ne pouvait rien faire d'autre : il avait en tout cas largement passé
l'âge de travailler pour un autre en tant que salarié. Avec la maturité, cet
entrepreneur était devenu une personne unique, une entité individualisée
différente de toutes les autres personnes, irremplaçable. Un être sans « équi-valent »
parce que, justement, capable de créer de la valeur.
La liberté d’entreprendre est plus qu’un droit : c’est aussi
une nécessité qui permet à l’entrepreneur d’exprimer sa singularité de
s’affirmer à travers son talent pour prendre les bonnes décisions, créer de la
valeur et générer des revenus en organisant des ressources quasi inexistantes,
ou en tout cas dérisoires au début.
On est loin ici de l’image d’Épinal de l’entrepreneur qui ferait
« fortune » à partir d’une idée simple. L’entrepreneuriat ce n’est
pas la recherche d’un bon « coup » pour devenir riche, c’est avant
tout un mode d’existence qui repose sur la volonté fondamentale de servir des
personnes (les clients) en répondant à leurs besoins dans le cadre d’une activité
économiquement viable.
Qui donc le père de L. a-t-il spolié lorsqu’il a recréé son
entreprise ? Aucun individu, aucun État ne fut contraint de donner de
l’argent à cette entreprise. Quel aurait
été, en revanche, le coût pour la société si cet homme avait « décroché» à
58 ans pour se mettre dans une sorte de retraite anticipée ?
Quel impératif de solidarité justifie donc que reviennent à
60% à l'État tous les efforts que L. a dû consentir pour sauver non seulement
l'avenir financier légitime de sa famille, mais aussi l'emploi de plus de 10
personnes ? Aurait-on préféré que, voyant que ses efforts ne serviraient
pas à sauver l'avenir de sa famille, L. ne reprenne pas l'entreprise de son
père, laissant, en passant, tomber 10 emplois ?
Il ne s'agit pas ici de dénoncer le fait de payer des
impôts, qui ont été payés et bien payés (25% de plus value sur le capital à
l'époque) mais de dénoncer un nouveau régime de taxation qui aurait remis en
cause l'existence même d'une famille d'entrepreneur de la classe moyenne et qui,
de ce fait, n’aurait été qu’une spoliation ? Est-il moralement légitime de
soustraire les ressources d'existence (car c'est de cela qu'il s'agit quand on
accapare 60% des biens) à une famille dont le combat a permis de préserver et
de développer l'emploi de 10 autres personnes ?
Vit-on dans une société qui valorise l'autodétermination
créative ? La possibilité d'exister d'une façon autonome et responsable
nuit-elle tant au fonctionnement de la société qu'il faudrait maintenant lui
interdire de bénéficier des fruits qu'elle produit ? Qu'y a-t-il de plus
précieux à la société que l'apparition en son sein d'individus et
d'institutions capables d'exister économiquement sans jamais accaparer de
ressources autres que celles qui leurs sont données volontairement par des gens
à qui, justement, leur activité et leur développement sont utiles ? Peut-on
écrire le nom de la liberté sans respecter et encourager cette possibilité même
d'une citoyenneté libre et responsable ?
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